Le préjudice en responsabilité civile en construction et les difficultés de sa mise en œuvre (IV/IV)

  Accident de Seveso

Le 10 juillet 1976, des vapeurs toxiques de dioxine ; cancérigènes et tératogènes même à faible dose ; s’échappent d’un réacteur chimique produisant du chlorophénol de l’usine ICMESA (filiale de GIVAUDAN), près de Milan en Italie. Ce produit, qui était présent comme impureté dans l’agent Orange utilisé comme défoliant par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam, est un composé polychloré chimiquement stable qui s’accumule tout au long de la chaîne alimentaire. Après l’accident, qui fit 20 blessés légers, près de 15.000 personnes ont été évacuées de la région. Sur le site italien, des restrictions dues à la contamination du sol ont été imposées sur 1.800 Hectares pendant six ans. Sur les 110 Hectares les plus touchés, on a détruit toutes les constructions (735 personnes concernées) et installé un dépôt de 250.000 mètres cubes de terres contaminées. La dioxine ne disparaîtra définitivement que vers 2040. La société incriminée a versé 338 Millions de Francs pour financer ces travaux et indemniser les victimes.

Pour prévenir ce type d’accident à l’avenir, l’Europe communautaire a adopté, en 1982, une directive sur les risques d’accidents industriels majeurs, dite « directive SEVESO », dont les préconisations ont été renforcées dans le temps son champ d’application étendu par l’Union européenne en 1996. L’accident de l’usine « A.Z.F. » de Toulouse en France ; classée type SEVESO ; en Septembre 2001, a remis en question l’application de cette directive et soulevé le problème de l’existence de ces installations en milieu urbain.

 Accident de AZF à Toulouse

des pompiers tentent, le 21 septembre 2001 dans la banlieue sud de Toulouse, de secourir une personne blessÈe dans un vÈhicule ‡ l’intÈrieur de l’usine pÈtrochimique AZF o˘ a eu lieu une violente explosion d’origine indÈterminÈe. Selon un bilan provisoire, l’explosion a fait 10 ‡ 15 morts et quelque 200 blessÈs dont 80 graves. AFP PHOTO ERIC CABANIS / AFP PHOTO / ERIC CABANIS

L’explosion du 21 septembre 2001 de l’usine AZF à Toulouse est une catastrophe industrielle historique qui restera malheureusement gravée dans les esprits : 30.000 logements affectés, 5.000 véhicules détériorés, 7.000 entreprises industrielles et artisanales touchées, sans oublier les trente personnes qui ont perdu la vie et des centaines de blessés. Ce sinistre, d’une gravité exceptionnelle, a révélé l’inadaptation du dispositif assurantiel pour gérer la réparation rapide des habitations endommagées, en particulier dans les habitats collectifs et pour les personnes non assurées. Il a également démontré l’insuffisance des textes législatifs existants pour prévenir de tels potentiels dommages technologiques. En effet, il existe en France 670 autres entreprises classées SEVESO 1 qui présentent des risques semblables. Cela a conduit le gouvernement à engager une grande réflexion sur les moyens de maîtrise de ces risques industriels.

Prenant en compte les enseignements tirés de cette catastrophe, la loi Française du 30 juillet 2003 complétée par le décret du 30 novembre 2005 a mis en place un régime spécifique d’indemnisation des victimes de catastrophes technologiques, dont les dispositions figurent dans le code des assurances. Le nouveau régime a pour vocation de permettre une indemnisation rapide et complète des personnes physiques victimes d’accident technologique, et ce en passant par l’insertion obligatoire d’une garantie dans tous les contrats d’assurance de biens des particuliers. Mais on peut regretter que le coût de cette assurance soit supporté exclusivement par les consommateurs assurés alors que le risque est créé par les entreprises industrielles.

Le nouveau régime n’envisage que l’indemnisation des dommages matériels et ne prend pas en charge les dommages corporels.

On peut constater avec amertume que même en Europe, la législation n’évolue pas au rythme soutenu de l’évolution technologique.

2 – La place de la réparation des préjudices dans la jurisprudence

En effet, la jurisprudence semble être de plus en plus favorable aux demandes en réparation des dommages immatériels tels la perte de jouissance, la perte de chance, la perte de marché ou encore la perte d’exploitation[1]. Le dommage immatériel ne correspond pourtant pas aux critères classiques exigés pour qu’un dommage soit indemnisable, à savoir certain, présent et réel (ces trois critères étaient la condition sine quoi non pour qu’un dommage soit susceptible de réparation). Cette situation a été corroborée par l’arrêt suivant :

Ä « Une poutre maîtresse d’un immeuble s’effondre et occasionne des dégâts dans un appartement. La cour d’appel condamne le syndicat des copropriétaires à payer ; à titre de dommage et intérêts ; en raison de sa faute pour ne pas avoir souscrit d’assurances garantissant les dommages immatériels (trouble de jouissance en l’occurrence). »[2]

Quant au dommage immatériel, il pourrait être défini de la manière suivante :

« Tout préjudice pécuniaire résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption dans le service rendu à une personne ou par un bien meuble ou immeuble, ou la perte d’un bénéfice etc. » Cour d’appel Paris 1996.

Cette définition était confirmée par un arrêt du 9 Mai 1996 :

Ä « L’assuré a livré des tuyaux en béton armé non conformes aux normes et a dû les reprendre. Le client lui a demandé réparation des sanctions et frais consécutifs, du retard de chantier. L’assureur de responsabilité civile a été condamné à les reprendre en charge au titre des dommages immatériels ».

Qu’il soit matériel, corporel ou moral, le dommage doit être réparé dans son intégralité: « tout le dommage et seulement le dommage ». En d’autres termes, il n’y pas de possibilité au lésé de réaliser un enrichissement sans cause. La responsabilité civile étant dominée par le principe indemnitaire.

Longtemps, la responsabilité pour faute fut considérée comme la responsabilité de principe, les autres régimes ne jouaient qu’un rôle secondaire, ils s’appliquaient comme pis aller, à défaut de prouver la faute.

Le dommage immatériel peut concerner les prestataires de service et particulièrement les conseillers juridiques ou fiscaux. Un arrêt vient corroborer cette hypothèse :

Ä « Selon un acte sous seing privé rédigé par un conseiller juridique, un infirmier cède sa clientèle à titre onéreux. La cession est annulée par décision judiciaire et le vendeur est tenu de rembourser le prix de vente outre les intérêts légaux. Il engage une action en responsabilité à l’encontre du conseiller juridique. La cour retient la faute du conseiller juridique pour avoir rédigé un acte nul. »[3]

Une société de transport a été chargée d’un transport routier à l’intérieur et a utilisé un camion pris en location avec son chauffeur. En cours du trajet, celui ci descend de son véhicule à la vue d’un autre chauffeur en difficulté. Ils sont enlevés par des hommes armés. Le camion est retrouvé plusieurs heures après le vol, vidé de son contenu. Le client (Banque de France) a été indemnisé par ses assureurs qui assignent en paiement la société de transport et le loueur du camion.

La cour de cassation s’est exprimée sur cette affaire de la façon suivante :

Ä « Le chauffeur a répondu à l’appel de détresse de son collègue en réalité complice des voleurs. Au moment où, après s’être arrêté et être descendu de son véhicule, il s’est trouvé sous la menace de trois individus armés. Le seul fait de descendre de la cabine de son camion, moteur tournant, pour répondre en toute confiance à l’appel lancé par un autre chauffeur, s’il peut être constitutif d’une faute, ne répond cependant pas aux critères de la faute lourde dans le contexte de banalisation du transport. »[4]

En fait, la faute ou le fait sont perçus différemment selon les parties en cause, les juges seront plus sévères quand la faute, l’imprudence ou la négligence est l’œuvre d’un professionnel, d’un expert, d’un ingénieur ou d’un architecte.

L’évolution de la jurisprudence a joué un très grand rôle notamment avec l’apparition des assurances de responsabilité civile. Les juges avaient tendance de désigner le tiers solvable comme responsable. Car d’un côté, on avait une victime qui a subi un dommage, et de l’autre une compagnie d’assurances solvable : c’est un vrai dilemme, ce qui a conduit généralement à une réparation en dehors du bon sens et de l’équité.

Ä « Un centre de transfusion est déclaré responsable du décès d’une patiente des suites d’un syndrome d’immunodéficience acquis après avoir subi une intervention chirurgicale au cours de laquelle plusieurs concentrés globulaires provenant de ce centre lui ont été transfusés. Son assureur prétend que la responsabilité de ce centre ne peut être engagée que sur faute prouvée et au titre d’une simple obligation de moyen. Le pourvoi a été rejeté et a cour d’appel a retenu à bon droit que le contrat de fourniture de sang ou de ses dérivés par un centre de transfusion met à sa charge une obligation de livrer les produits exempts de vices sans faculté d’exonération autre que la cause étrangère. Le vice interne du produit même indécelable ne constitue pas pour l’organisme fournisseur une cause étrangère. »[5].

Ä « Un artisan chaudronnier effectue des travaux sur une machine installée dans une papeterie. Quelques heures après son intervention, un incendie se déclare dans les locaux. La société propriétaire de l’établissement assigne en réparation de son dommage l’artisan et son assureur. Ceux-ci sont condamnés et reprochent à la cour d’appel d’avoir exonéré l’entreprise dont le responsable a signé un permis de feu[6] sans chercher si celui ci avait satisfait aux obligations lui incombant en sa qualité d’agent de sécurité générale de l’opération commandée à l’artisan. Le pourvoi est rejeté. L’artisan travaillait en permanence à l’usine où a eu lieu le sinistre et ce depuis vingt sept ans dans les papeteries. Il a toujours pris les précautions nécessaires pour éviter un incendie. Étant un professionnel expérimenté, il ne pouvait ignorer compte tenu des lieux les risques inhérents à l’emploi du matériel de son choix. Il avait le devoir de prendre toutes les mesures de protection et de surveillance appropriées, le permis de feu ne pouvant en aucune façon le dispenser de telles mesures et ainsi transférer à l’entreprise les obligations de sécurité pesant sur lui. La décision de la cour d’appel est légalement justifiée »[7].

3 – Le lien de causalité

Avant la survenance du dommage, aucun lien juridique n’existe entre la victime et l’auteur du dommage. C’est le délit qui fait naître ce droit à la réparation, ou cette obligation d’indemniser la victime. Pour ce faire, la victime doit prouver un lien de cause d’effet entre le fait ou la faute et le dommage. Elle devra donc prouver que le préjudice résulte directement du fait, des agissements ou de l’imprudence du responsable.

La charge de la preuve étant généralement à la charge de la victime. L’auteur du dommage ; le responsable désigné ; devra pour s’exonérer apporter la preuve du contraire tel que le dommage résultant d’un fait qui ne lui est pas imputable, d’un cas de force majeur ou encore l’absence de lien entre le fait qui lui est reproché et le dommage déclaré subi par le demandeur.

En guise d’illustration de ces situations, nous donnons les deux exemples suivants :

Ä « Une victime de la circulation subit plusieurs interventions chirurgicales au cours desquelles des quantités importantes de concentrés globulaires et de plasma frais congelés lui sont transfusés. Un test ayant révélé qu’elle était atteinte du virus de l’hépatite C, et elle demande réparation de ce préjudice à l’auteur de l’accident et à son assureur.

Statuant au vu d’un rapport d’expertise, la cour d’appel accueille la demande de la victime. L’expert ayant constaté que le blessé a reçu un apport très élevé de concentrés globulaires et de plasma, le risque augmentant avec le nombre d’unités transfusées.

La victime n’a pas été transfusée auparavant et ne présentait ni d’antécédent d’affection ni aucun autre facteur de risque. La cour d’appel a pu en déduire par appréciation souveraine du rapport d’expertise que la contamination trouvait sa cause directe dans les transfusions nécessitées par l’accident, et donc retient la responsabilité de l’auteur de l’accident et de son assureur ».

Ä « Ayant demandé deux permis de construire successivement annulés, le propriétaire d’un lot de terrain a édifié néanmoins un ouvrage. Ses voisins demandent et obtiennent la démolition de l’édifice, ainsi que le paiement des dommages et intérêts.

La cour d’appel retient l’existence du préjudice du fait que la construction sans permis pouvait causer un dommage direct et personnel, d’autant plus que l’utilisation du nouvel édifice entraînera du fait des fumées et odeurs, une moins value pour leurs propriétés.

La cour de cassation a cassé l’arrêt sur le fondement d’absence de lien de causalité en arguant sa position de la manière suivante:

« La cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision sans rechercher s’il existait une relation directe de cause à effet entre le préjudice personnel et l’infraction à une règle d’urbanisme ».

[1] La perte d’exploitation est une couverture proposée par les assureurs mais comme extension de garantie à la police Incendie, ou la police Bris de Machine. Elle est définie à partir de la marge brute constituée des charges fixes et du bénéfice de l’entreprise. Le taux de marge brute est le quotient entre la somme des charges fixes et résultat et le Chiffre d’Affaire.

[2] Fra Cr Cas 6 Mars 1996

[3] Fra Cr Cas Ch Civ 1ère 4 juin 1996

[4] Fra Cr Cas Ch Com 19 Mars 1996

[5] Fra Cr Cas 9 Juillet 1996

[6] C’est un permis délivré par le chef de sécurité à la personne (interne ou externe à l’usine) qui va réaliser des travaux de soudure. La réglementation de sécurité incendie exige des entreprises d’instaurer un tel procédé de gestion du risque incendie

[7] Fra Cr Cas 29 Mai 1996

Mohamed Jamal BENNOUNA Ingénieur

Expert et Docteur en Droit

Professeur associé au CNAM Paris – UIR – ISCAE – EHTP

Email : [email protected]

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