Le préjudice en responsabilité civile en construction et les difficultés de sa mise en œuvre (III/IV)

 Evolution de la jurisprudence en matière de réparation

Sans l’intervention des tribunaux par une jurisprudence très riche au niveau de l’obligation de réparation en nature par le responsable du dommage, les assurances de garantie de la responsabilité civile ne se seraient pas développées au fil du temps. D’ailleurs, les polices d’assurance garantissant la responsabilité civile des entreprises des conséquences de la pollution de l’air, des nappes phréatiques ou encore la pollution des mers n’auraient jamais pu voir le jour en Amérique et en Europe si les tribunaux n’avaient pas condamné les responsables à indemniser les victimes des conséquences parfois désastreuses sur l’environnement et la qualité de vie.

  • 1 – Accidents graves 20ème siècle du siècle et leurs répercussions normatives

Les grands accidents ; appelés aussi accidents catastrophiques ; ont permis de faire évoluer les normes de prévention et de protection des travailleurs. Nous citerons quelques exemples au niveau international et qui ont marqué les esprits humains ces dernières décennies :

A – La catastrophe de Bhopal est survenue dans la nuit du 3 décembre 1984. Elle est la conséquence de l’explosion d’une usine d’une filiale de la firme américaine Union Carbide produisant des pesticides et qui a dégagé 40 tonnes d’isocyanate de méthyle (appelé aussi MIC dont la formule chimique est CH3-N=C=O) dans l’atmosphère de la ville de Bhopal.

Cet accident industriel tua officiellement 3 828 personnes, ce bilan ayant été revu en 1989 à 3 598 morts puis à 7.575 en 1995. Il fit en fait entre 20 000 et 25 000 selon les associations des victimes.

Après l’accident, une bataille juridique s’est déclarée :

Le drame de Bhopal va donner lieu à deux procédures distinctes :

  • l’État du Madhya Pradesh contre l’UCIL, l’UCC et le gouvernement indien ;
  • Le gouvernement Indien contre l’UCIL, l’UCC et le gouvernement des États-Unis.

La première étape avait consisté à choisir la cour compétente. Chaque partie du litige souhaitant être jugée dans le pays de l’autre, pour des raisons de jurisprudences.

En effet, la jurisprudence aux USA en matière d’indemnisation est beaucoup plus évoluée en Inde. Le 12 Mai 1986, le juge Américain Keenan décida que l’affaire ne devrait pas être jugée aux États-Unis.

De son côté, le gouvernement indien a adopté une ligne dure vis-à-vis de la partie adverse, refusant systématiquement toutes les offres d’aide, de dons ou de coopération, et se préparant à démontrer la responsabilité directe d’UCC dans l’accident catastrophique de Bhopal. Il demanda alors une indemnité de 15 milliards de dollars en compensation et pour dommages exemplaires. C’est pour cette raison qu’il demanda que l’affaire soit jugée aux États-Unis, vu que ces derniers ont une jurisprudence plus abondante et l’habitude d’accorder aux victimes des dommages-intérêts élevés. Il fait donc appel de la décision du juge Keenan déclarant les juridictions américaines incompétentes.

Dès le 8 août 1986 ; dans une interview accordée au quotidien londonien Times ; UCC annonce quelle serait sa ligne de défense : le MIC réagit violemment au contact avec l’eau, ce qu’aucun employé ne devrait ignorer, UCC va donc arguer d’un sabotage de ses installations.

Depuis cet accident de Bhopal en 1984, on assista à des mutations dans la perception et la gestion des risques. La société civile se fait de plus en plus présente dans ce débat. Elle est plus familière avec les problématiques scientifiques et techniques, ce qui lui permet de réagir plus directement aux interrogations liées à l’industrialisation ainsi qu’à la place des risques industriels majeurs dans la cité (Beck, 2001[1]). De nombreux collectifs (« Plus jamais ça », par exemple) investissent les lieux de débats avec les industriels et les pouvoirs publics, ce que ces derniers ont maintes fois tenté d’encourager (Callon, 2001[2]). Cette évolution s’insère dans la succession toujours plus problématique des accidents industriels majeurs qui défigurent l’environnement et meurtrissent les populations. Les risques émergent, de plus en plus souvent, aux endroits et aux moments les plus inattendus. Leurs causes nous échappent et leurs conséquences dépassent toutes les limites prévisibles.

[1] Ulrich Beck ; sociologue allemand, auteur de « La société du risque » en 1986 ; constate un changement dans la configuration de la société, en raison du développement industriel et technologique et où la question centrale est désormais la répartition du risque. Il insiste en partie sur la tolérance au risque qui, selon lui, en le baissant, augmente la demande d’assurabilité. Il critiqua « les acteurs qui sont censés garantir la sécurité et la rationalité tels l’État, la science et l’industrie – » dans la mesure où « ils exhortent la population à monter à bord d’un avion pour lequel aucune piste d’atterrissage n’a été construite à ce jour. »

[2] Michel Callon ; est un sociologue et ingénieur français qui était le porteur d’une démarche originale consistant à étudier l’impact social des théories économiques. Dans la lignée de la théorie de l’acteur-réseau, cette influence est étudiée sous l’angle des dispositifs techniques dont l’élaboration est renseignée par les économistes pris au sens large : universitaires, décideurs de marchés, comptables, etc.

Mohamed Jamal BENNOUNA Ingénieur

Expert et Docteur en Droit

Professeur associé au CNAM Paris – UIR – ISCAE – EHTP

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