La maquette numérique bouleverse les codes du BTP
Hésitante il y a quelques années, la filière du bâtiment a amorcé le virage du BIM et s’apprête à vivre les nombreuses transformations induites par la maquette numérique et l’approche collaborative.
Acronyme de Building Information Modeling, BIM désigne le concept de maquette numérique du bâtiment. Un plan 3D, en somme ? En vérité, la méthode va bien au-delà : dans une maquette BIM, à la différence d’une maquette 3D classique, la moindre fenêtre est nommée comme telle et constitue un objet 3D distinct, auquel sont attribués des méta-données décrivant ses caractéristiques, dont le matériau employé, le type de vitrage, etc. Le modèle résultant est suffisamment complet et explicite pour envisager de la simulation de performances, un exercice dont la grande industrie manufacturière est coutumière depuis 25 ans. «Alors que le BTP ne se livre qu’à des calculs réglementaires, l’industrie utilise la simulation pour vérifier que le fonctionnement d’une voiture ou d’un avion sera optimal avant même sa fabrication, explique l’architecte François Pélegrin, à la tête du cabinet d’architecture du même nom. Les détracteurs objectent que ce n’est pas nécessaire car chaque bâtiment est unique. De mon point de vue, c’est une raison supplémentaire de le définir intégralement de manière virtuelle avant de commencer le chantier. C’est la maquette BIM qui fait figure de prototype.»
Une maquette très visuelle, donc très éclairante. «Cet outil démocratise la compréhension des projets, poursuit François Pélegrin. Il facilite la lecture des contraintes issues du Plan local d’urbanisme, car celles-ci sont matérialisées en 3D. La vérification se déroule sereinement. A Bussy Saint-Georges (en Seine-et-Marne, ndlr), où seront livrés en décembre prochain 109 logements pour l’association Emmaüs, nous avons déposé en avril 2016 le premier permis de construire numérique en France et avons pu faire en deux heures avec l’instructeur, grâce au BIM, ce qui peut nécessiter plusieurs semaines.» A fortiori quand la réalité virtuelle, prolongement naturel du BIM, est mise à contribution. «Co-développée avec BTP Consultants et Scale-1, BIM Screen, notre application de revue en projet en 3D immersive, permet de visiter le bâtiment virtuel. Le but ne change pas : il s’agit d’anticiper les difficultés futures, que ce soit pendant la maîtrise d’œuvre ou plus tard, l’exploitation.»
L’adoption s’accélère
Ce point illustre combien le BIM ne se résume pas à un corpus de règles techniques et encourage surtout une approche collaborative. Chaque métier est invité à partager des informations et à enrichir, ce faisant, la maquette BIM qui devient le pivot du projet. Et cela même si, hélas, les intervenants ne sont pas toujours à la hauteur de leurs prétentions. «Des bureaux d’étude, des entreprises voire des architectes font de beaux discours, mais l’épreuve du feu révèle qu’ils ne maîtrisent pas le BIM» regrette François Pélegrin, qui reconnaît que le secteur est en phase d’apprentissage mais plaide pour l’honnêteté. «Sur le chantier de Bussy Saint-Georges où le BIM ne faisait certes pas partie des engagements, le bureau d’études promouvait des compétences BIM qu’il ne possédait pas au final. Nous avons dû le remplacer pour effectuer en phase concours les calculs thermiques» enchaîne-t-il.
Heureusement, l’idée et surtout les compétences progressent. Et de plus en plus vite, observe Philippe Valentin, président et fondateur de la plateforme BIM Sky : «Le sondage que nous avions réalisé il y a un an montrait encore des réticences, liées notamment à l’aspect «high tech» du BIM. Aujourd’hui, la méfiance a quasiment disparu. Les syndicats et les fédérations du BTP sont sensibilisés. Tout l’écosystème du bâtiment pousse en faveur de l’adoption du BIM, avec un effet amplificateur. » Les chiffres publiés en mars dernier par le Plan de transition numérique dans le bâtiment (PTNB) abondent dans ce sens : fin 2017, 35% des 1360 professionnels interrogés déclaraient avoir une connaissance suffisante du BIM, soit 15% de plus qu’un an plus tôt, et 53% estiment avoir besoin de se former rapidement. La plateforme BIM Sky, créée en mars 2017, est un centre d’expertise et de formation consacré aux néophytes et aussi aux professionnels avertis qui cherchent une réponse précise. «On essuie les plâtres depuis 2012, indique Philippe Valentin. Nous faisons profiter les entreprises de notre expérience pour leur éviter de reproduire les mêmes erreurs.» BIM Sky assure actuellement la gestion BIM de la prochaine usine PSA au Maroc, livrée début 2019. Les lignes de production, modélisées avec le logiciel Catia, sont intégrées dans la maquette BIM, réalisée avec Revit. La maquette fera office de superviseur général pour observer comment les processus industriels et l’infrastructure du bâtiment s’interconnectent.
La maquette BIM du futur siège du groupe Valentin et de BIM Sky, livré début 2019. Même le mobilier de bureau a été modélisé.
Les signaux étant positifs, la règlementation pour imposer le BIM, mise sur la table en janvier 2017 avant d’être reportée, n’est peut être pas une étape obligatoire. Alors que plusieurs pays l’ont inscrit dans la loi pour les marchés publics, comme le Royaume-Uni, ou prévoient de le faire, les pouvoirs publics en France misent sur l’incitation. La filière du bâtiment a de son côté signé une charte où elle s’engage à généraliser le BIM dans toute construction neuve d’ici à 2022. Le marché se structure de lui-même, semble-t-il, et «la France, qui se croyait en retard il y a cinq ans, fait maintenant partie des bons élèves» se réjouit François Pélegrin. Mais l’impact sera majeur sur les métiers et la façon dont ils interagissent, dans ce véritable mille-feuilles qu’est le bâtiment. «Le BIM va bouleverser beaucoup de choses dans le jeu des acteurs, confie François Pélegrin. Les métiers qui reposent sur du code-calcul (thermique, acoustique, structure…) peuvent exécuter une simulation à partir de la maquette. L’expertise subsiste mais les autres tâches, les métrés par exemple, disparaissent et le temps passé sur le projet s’en trouve réduit. Si moi, architecte, je consacre une centaine d’heures supplémentaires à la réalisation d’une maquette BIM qui fait économiser une centaine d’heures au bureau d’études, je m’attends à ce que les honoraires soient renégociés. Les rapports entre fournisseurs de produits et services et concepteurs changent également, le choix d’un équipement pouvant être automatisé à partir d’une maquette BIM. Les modes de consultation seront révolutionnés.»
Un outil de contrôle-qualité
Les écueils ne manqueront probablement pas, le temps qu’une nouvelle organisation se mette en place. Mais ils ne font guère le poids au regard des bénéfices attendus, ne serait-ce que pour diminuer les erreurs de conception. «Les reprises pour cause de non-qualité coûtent entre 10 et 15 milliards d’euros par an au secteur du BTP, soit environ 15% du chiffre d’affaire total, estime François Pélegrin. La maquette numérique permettra d’effacer une bonne partie de ce gaspillage. J’en ai fait l’expérience avec un charpentier qui travaille depuis toujours en 3D. La charpente initiale ne correspondait pas à notre projet de couverture dans la maquette, la position des velux n’étant pas respectée. Le charpentier a pu la modifier en phase de conception, s’épargnant 2000 à 3000 € de rectifications sur le chantier.» Philippe Valentin évoque aussi des premiers retours patents : «Pour un projet de bâtiment résidentiel collectif simple, une démarche BIM sérieuse engendre entre 7 et 24 € d’économie au mètre-carré. Et plus un projet est complexe, plus le BIM est utile.»
Des économies seraient donc à la clé, malgré l’investissement initial, estimé par Philippe Valentin à 10000 € par personne, en additionnant les coûts du logiciel, du matériel et de la formation. Ce qui est une somme pour une TPE. Quant à la durée supérieure de la phase d’études et de conception, elle est endossée principalement par les architectes. «Mais il faut raisonner en coût total de possession, observe Philippe Valentin. Si le projet est conduit de manière globale, et non étape par étape, et soutenu par un vrai «coach » BIM, tout le monde est gagnant, du maître d’ouvrage aux entreprises qui ont réalisé le projet. Les gains sont réalisés sur tous les postes et pour tous les corps de métier : consommation énergétique, approvisionnements, modes opératoires, etc. Les acteurs qui se sont engagés dans une démarche BIM ne reviennent pas en arrière, c’est la meilleure preuve que ça marche. »
Le numérique et ses dangers
La problématique de la propriété intellectuelle des données resurgit souvent quand une démarche BIM est entreprise. «Mais ce souvent les avocats qui agitent le drapeau, tempère François Pélegrin. Depuis 30 ans, on échange des documents électroniques, des plans notamment, et personne ne s’en inquiète.» Le danger viendrait plutôt des effets inhérents du numérique, à savoir le piratage des données et «l’ubérisation» : une IA suffisamment entraînée pourrait traiter des millions de modèles 3D pour élaborer automatiquement un nouveau projet, menaçant du même coup tous les métiers créatifs, dont l’architecture. Autodesk, dont le logiciel Revit est leader du marché, est également ciblé depuis novembre 2017 par une pétition de l’Unsfa (Union nationale des syndicats français d’architectes), qui accuse l’éditeur de commettre un «racket», ni plus ni moins. En cause : le passage du mode d’achat de licence perpétuelle à un mode par abonnement, l’augmentation jugée exorbitante du coût des mises à jour, la «confiscation» des données, hébergées désormais sur le cloud… L’éditeur s’est défendu depuis, mais l’affaire se poursuit.
techniques-ingenieur.fr